Privation de liberté et traitement de la délinquance

 

Par MARC ANCEL, Président de Chambre à la Cour de Cassation de France

 

C'est une grande satisfaction pour un pénaliste que de participer à un hommage rendu au professeur Ivar Strahl. M. Strahl, dont on connait l'éminente participation aux travaux des Associations de Criminalistes nordiques, a joué depuis longtemps déjà, et particulièrement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un rôle très remarqué dans les réunions internationales consacrées aux problèmes de droit pénal et de criminologie. On se souvient notamment qu'il a été l'admirable organisateur du Congrès international de défense sociale qui s'est tenu à Stockholm en 1958, après avoir été l'inspirateur et le principal rédacteur du Programme minimum de la Société internationale de défense sociale. Nul n'a suivi avec autant d'attention éclairée l'évolution de la politique criminelle moderne dans la recherche d'un traitement scientifique de resocialisation des délinquants. En même temps, il a présenté de remarquables exposés sur les aspects nouveaux du droit pénal suédois, et les juristes de langue française ou de langue anglaise lui sont reconnaissants de la manière lumineuse dont il a présenté le Code pénal suédois dans les traductions qui en ont été faites dans ces deux langues. Dans toutes ces manifestations de son activité, M. Strahl a montré combien il était soucieux de la modernisation des institutions pénales. C'est pourquoi il nous a semblé que, pour lui rendre hommage, dans la ligne même de ses préoccupations scientifiques, il pouvait être utile de présenter quelques observations sur l'état actuel et les destinées possibles de la peine ou de la mesure privative de liberté, au regard de la notion désormais généralement admise de traitement des délinquants.
    Il convient tout d'abord d'essayer de définir ou de préciser le problème que nous entendons traiter ici. Depuis près de cinquante ans, les criminalistes et les pénologues répètent que la privation del iberté est devenue l'arme principale, si non même presque exclusive, de la réaction sociale contre le crime. Toutes les peines autrefois existantes se sont plus ou moins absorbées dans cette peine privative de liberté qui, avec l'amende, est devenue la sanction habituelle des

 

Privation de liberté 91infractions les plus fréquentes. Néanmoins, chacun sent bien qu'il existe sur ce point un problème, ou tout au moins un malaise; et l'évolution des idées pénologiques, comme celle des faits législatifs, indique suffisamment que la vieille peine privative de liberté risque d'être bientôt totalement remise en question. D'où vient ce phénomène à une époque ou, répétons-le, on se complaît à nous assurer qu'il n'est pratiquement plus d'autre moyen de réagir contre la délinquance?
    Sans recourir ici à un exposé historique bien souvent présenté, nous rappellerons que la privation de liberté, envisagée comme peine rétributive, ne s'est développée qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le grand mouvement de réforme pénale qui mettait un terme à l'ancien droit voulait abolir les peines corporelles et les peines infamantes et, sinon toujours supprimer, du moins réduire les cas d'application de la peine capitale: l'incarcération du condamné devait remplacer ces châtiments anciens. La liberté, d'ailleurs, apparaissait, à l'âge des lumières, comme le bien le plus précieux de l'homme. La menace d'en être privé constituait donc la sanction la plus redoutable, et, dans l'optique de cette époque, la peine privative de liberté avait encore cet avantage de pouvoir comporter des degrés différents ou des modalités multiples. Elle s'adaptait donc tout naturellement à la gravité objective de l'infraction qu'entendait prendre essentiellement en considération le régime nouveau de légalité. Elle répondait donc parfaitement, semblait-il, à des fins à la fois différentes et complémentaires: la rétribution, la prévention générale, l'amendement.
    On sait pourtant que, à cette époque, de Vilain XIIII aux Quakers de Pennsylvanie, de Mirabeau à Howard ou à Bentham, l'organisation de la peine privative de liberté posait immédiatement des problèmes nouveaux. La «prison pour peine» dont parlait l'Assemblée constituante frangaise de 1789 ne supposait pas seulement une hiérarchie légale des sanctions allant des travaux forcés ou dela peine des fers à la simple détention, qui supposait des établissements et un personnel institués à cet effet. Lorsqu'elle n'était pas perpétuelle, la réclusion pénale posait nécessairement la question del'avenir du délinquant et de son retour à la vie libre. Toute prison organisée suppose un effort, ou du moins un espoir d'amélioration; et lorsqu'avec l'Act anglais de 1779 le terme de pénitencier fait son apparition, il ne constitue pas une simple innovation linguistique; il comporte une orientation nouvelle de la politique criminelle, ou l'on peut déjà pressentir la préoccupation d'un traitement de la délinquance. Les grandes querelles pénitentiaires du XIXe siècle

 

92 Marc Ancelsont la manifestation de ce problème essentiel qu'ont suscité, en facede la science normative du droit, la naissance et le développement de la pénologie.
    Tout paraissait relativement simple encore lorsque, dans les perspectives de Charles Lucas, de Ducpétiaux ou même de Brockway, on entendait rechercher un régime pénitentiaire idéal. Lorsque l'on commença à s'apercevoir, à la fin du siècle dernier, des inconvénients de la peine privative de liberté, des critiques se firent jourcontre certains de ses aspects. L'Union internationale de droit pénal, après l'Ecole positiviste, contesta vigoureusement les courtes peines d'emprisonnement. Enrico Ferri déclara, suivant une formule restée célèbre, que l'emprisonnement cellulaire avait été l'une desaberrations du XIXe siècle. On chercha à faire échapper à la prison les mineurs, ainsi que les délinquants occasionnels susceptibles de se reclasser. Ainsi, peu à peu, le domaine d'application de la peine privative de liberté tendit à se rétrécir, à l'époque même ou l'on commençait à apercevoir que les différents degrés suivant lesquels on voulait l'organiser légalement constituaient eux-mêmes une erreur ou une illusion.
    Le mouvement moderne d'unification des peines privatives de liberté témoigne avec force de cet échec des conceptions légalistes en face d'une réalité sociologique et pénologique qui refuse de seplier aux conceptions du droit pénal théorique. La querelle des mesures de sûreté, à la fin du siècle dernier, a certainement contribué, de son côté, à la fois à compliquer le jeu des principes fondamentaux du droit et à démontrer l'insuffisance d'un juridisme trop facilement satisfait de ses propres formules. Le développement des sciences criminologiques a ramené l'attention, d'une part sur le problème concret de la peine privative de liberté en tant que châtiment légal et, d'autre part, de la privation de liberté en tant qu'institution pénologique susceptible d'utilisations très différentes de celles qu'on envisageait il y a bientôt deux siècles.
    On en est arrivé ainsi, à la fois à demander l'élimination, au moins dans un très grand nombre de cas, de la peine privative de liberté, que l'on commençait à contester dans son principe même, et, parallèlement, à s'interroger sur une utilisation possible, dans des perspectives nouvelles, d'une privation de liberté qui ne serait plus institutée seulement à des fins purement répressives.
    Ce sont ces deux points de vue que nous voudrions successivement envisager.

 

Privation de liberté 93I. Faut-il supprimer la peine privative de liberté?

 

Nous l'avons dit déjà, les pénologues modernes en viennent de plus en plus à mettre en accusation, si l'on peut dire, la peine privative de liberté traditionnelle. Ils élèvent contre elle des critiques que l'on peut résumer, nous semble-t-il, dans les cinq considérations suivantes :
    a) Cette peine est dangereuse, car elle constitue très souvent, comme l'expérience le prouve, une école de récidive. Un autre grand Suédois, Olof Kinberg, avait, au Congrès de Criminologie de 1950, présenté un rapport devenu célèbre sur « la prison facteur criminogène ». Il y notait comment, entre «le Charybde du régime cellulaire » et « le Scylla du régime en commun », l'emprisonnement avait prouvé son « incapacité à prévenir la récidive ». Le milieu pénitentiaire place la plupart des détenus « dans un état de compression psychologique, comme un gaz sous pression dans un vase fermé ». En plaçant ainsi l'individu dans un milieu anormal, la prison aboutit à un conditionnement artificiel dont les répercussions sont beaucoup plus nombreuses et plus lointaines que ne le supposaient les partisans de la rétribution classique.
    b) La peine privative de liberté est injuste, en ce sens qu'elle frappe de manière différente et inégale les détenus, selon leur sensibilité ou leurs réactions propres; et elle les frappe bien au de là deson contenu légal, car elle se traduit le plus souvent par la perte de l'emploi et par la ruine de la situation sociale et familiale de celui qui en est frappé. Il est donc inexact, ou du moins illusoire, d'affirmer, selon le point de vue traditionnel, que le condamné qui a« payé sa dette envers la société » se retrouve de nouveau pleinement libre.
    c) Cette peine est par là même « aberrante », au sens ou l'étaient les peines de l'Ancien Régime, car, autant que le coupable, elle atteint, et parfois plus durement que lui, ses proches et sa famille tout entière.
    d) Elle est contraire à la politique pénitentiaire moderne de reclassement, de traitement et de resocialisation, autant par ses effets personnels sur le détenu que par l'action et les réactions du milieu ou il est appelé à revenir ensuite. N'est-il pas contradictoire en soi, d'ailleurs, de prétendre traiter un sujet pour le rendre apte à la vie sociale, tout en le soumettant à un régime de ségrégation et d'internement? Tous les efforts de la pénologie moderne consistent ainsi pratiquement à lutter contre les effets nocifs de l'incarcération.
    e) Enfin, et par là même également, elle est, dans la plupart de ses applications courantes, attentatoire à la dignité de la personne

 

94 Marc Ancelhumaine. On dénonce depuis longtemps la déshumanisation carcérale que dans les prisons centrales opère le nivellement de tous les détenus. On assiste ici à un véritable processus d'aliénation de la personnalité qui n'était pas dû seulement, comme on l'a cru d'abord, aux conditions misérables et insalubres des prisons anciennes. Les « prisons palaces », que dénoncent tant de journalistes ignorants, risquent de ne pas constituer sur ce point un progrès dans la mesure où elles n'offrent qu'un confort matériel et mécanique, et dans la mesure ou les applications de l'électronique risquent de remplacer toute présence humaine.
    Il existe donc une sorte de contrariété naturelle et presque irréductible entre les finalités résolument poursuivies par la pénologie scientifique moderne et les nécessités de l'incarcération. La justice criminelle, qui se contente d'accumuler les peines de prison, risque donc, en définitive, d'aller à l'encontre du but qu'elle s'était assigné; car elle prétendait punir pour amender l'individu et garantir l'ordre social, alors que la prison, telle qu'elle est pratiquée couramment, aboutit seulement à détériorer l'individu en préparant de futurs désordres sociaux.
    Il est vraisemblable que le XXIe siècle ne dira pas seulement comme Ferri, dans le mot que nous avons rappelé, que la prison cellulaire était une aberration, mais il s'étonnera sans doute quele XXe siècle, qui se voulait un siècle de progrès et d'humanisme, ait si longtemps admis dans toute sa rigueur cette aberration que constituait la peine de prison sous ses formes habituelles. Si, il y a deux siècles, la « prison pour peine » a constitué un progrès par rapport aux supplices de l'Ancien Droit ou aux oubliettes du Moyen Age, il faut aujourd'hui, avec la même vigueur, réagir contre les maisons centrales de nos grands-pères.
    Il apparait ainsi de plus en plus clairement que la peine privative de liberté ne doit plus être considérée comme un but en soi, c'est-àdire comme se suffisant à elle-même. Elle n'est qu'un moyen, assez imparfait, de réaction contre la criminalité et qui ne doit, dès lors, être employé que lorsque tout autre mode de réaction anticriminellese révèle inapplicable.
    C'est en ce sens déjà que la législation moderne tend à y faire échapper, non seulement les mineurs, mais de plus en plus les jeunes adultes. C'est ainsi également qu'à côté de l'incarcération on cherche à établir des mesures de traitement en cure libre, dont nous n'avons pas ici à faire l'analyse, mais dont il faut tout au moins souligner l'importance croissante dans le domaine pénitentiaire. Le sursis simple, sous sa forme dite «franco-belge », le sursis avec mise à

 

Privation de liberté 95l'épreuve, dérivé du Probation System, les modalités diverses, du point de vue continental, de la liberté surveillée et de la probation, la semiliberté, les arrêts de fin de semaine, les travaux correctifs sans privation de liberté, toutes ces institutions, que l'on rencontre dans les législations modernes, constituent en réalité un effort destiné à faire échapper le plus de délinquants possibles — et cette fois il s'agit de délinquants adultes — à la prison ou à la réclusion criminelle.
    L'évolution du droit pénal contemporain témoigne ainsi, comme nous l'affirmions déjà, d'un rétrécissement progressif du domaine habituel de la peine de prison. Sans doute, l'opinion publique et les juristes eux-mêmes n'en ont-ils pas toujours conscience, étant donnéque, dans de nombreux pays, les tribunaux continuent presque mécaniquement à distribuer un nombre considérable de peines de prison. Cependant, il est clair que, consciemment ou instinctivement, le législateur moderne fait de plus en plus d'efforts pour découvrir et pour instituer des substituts de la vieille peine privative de liberté.
    En dehors des recours à la cure libre, dont nous venons de parler, on voit se développer, en particulier, d'une part le recours aux peines pécuniaires et, d'autre part, la mise au point d'un système nouveau d'interdictions ou de mesures restrictives de liberté.
    L'évolution moderne de la peine pécuniaire mériterait à elle seule une longue étude. Ce n'est assurément pas en Suède qu'il faut s'étendre sur ce point, car le système des jours-amendes constitue incontestablement une des innovations les plus remarquables de la législation pénale scandinave moderne. Cet aménagement de la peine pécuniaire, qui lui donne à la fois plus de souplesse, plus d'individualisation et plus d'efficacité, lui permet en même temps de jouer un rôle nouveau dans la réaction sociale contre le crime. Partout, du reste, on cherche à assouplir les procédés de recouvrement de l'amende pour éviter qu'automatiquement celle-ci se transforme, à défaut depaiement, en un emprisonnement, à quoi conduit la contrainte par corps. On peut d'ailleurs envisager, sans que nous puissions insister sur ce point, d'autres aménagements possibles du recouvrement despeines pécuniaires pouvant comporter une surveillance ou une assistance organisée et pouvant également se combiner avec un régime efficace d'indemnisation des victimes, auquel prendrait part, pendant le temps prescrit, le délinquant auteur de l'infraction.
    Parallèlement en quelque sorte, les législations modernes tendent à établir un régime diversifié d'interdictions ou de restrictions imposées au délinquant. Ces mesures, assurément, sont anciennes; mais le droit classique ou néo-classique ne les envisageait que comme des mesures accessoires à une peine principale. Ces interdictions étaient

 

96 Marc Anceldonc automatiques et avaient à l'origine un caractère principalement infamant : on privait le délinquant de son droit de vote, comme citoyen, ou de certains de ses droits de famille, comme homme privé. On voulait, par là, lui faire sentir de manière permanente, ou tout au moins pendant un long espace de temps, le poids du blâme social attaché à l'infraction.
    La législation moderne tend progressivement, mais de manière encore bien insuffisante sans doute, à se dégager de ce climat rétributif. Les interdictions d'exercer certains droits, ou, plus encore, certaines activités, ont pris peu à peu l'aspect de mesures de sureté destinées à prévenir des infractions ultérieures : c'est le cas évident de la suspension du permis de conduire, ou de la privation imposée à certains individus, coupables d'escroqueries ou d'abus de confiance, du droit d'être banquiers ou comptables. On ne peut pas dire, cependant, que les législations modernes soient arrivées sur ce point à résoudre, ou même à dominer ce problème essentiellement complexe. Les interdictions anciennes doivent, en effet, se transformer en suspensions, en principe temporaires, de certaines facultés ou de certaines facilités que le juge prononcera en fonction de la personnalité de celui qui les exerçait et des dangers que le délinquant faisait couriraux autres, en même temps qu'à lui-même, mais qu'il faudra aménager de telle façon qu'elles ne puissent pas empêcher son reclassement ultérieur. Certaines interdictions supposent, du reste, une reconversion professionnelle, ou tout au moins un recyclage de l'individu qui, ici encore, demande l'organisation d'une supervision ou d'une assistance appropriée.
    C'est dire que la suppression, assurément désirable, de l'emploi de la peine privative de liberté dans de nombreux cas doit s'accompagner de réformes législatives et pénologiques scientifiquement étudiées. De toute façon, ce rejet de l'ancienne peine de prison, sous la forme élémentaire et grossière qu'elle a connue au siècle dernier, comporte des conséquences précises. Nous en rappelons seulement ici les trois principales, qui résultent, nous semble-t-il, de tout ce que nous venons de dire jusqu'à présent.
    La première est incontestablement l'exclusion de la dosimétrie légale et judiciaire dans ses formes automatiques anciennes, ce qui, sur le double plan de la pratique et de la psychologie judiciaires, constitue à coup sûr une évolution considérable.
    La seconde est la mise au point d'un système d'individualisation active, et nous entendons par là la détermination de mesures de remplacement, ou de substituts de la peine privative de liberté, en fonction d'une reconnaissance de la personnalité du délinquant, et

 

Privation de liberté 97surtout — ou d'abord — de sa situation sociale personnelle et familiale immédiate, au moment où doit intervenir la sanction pénale.
    Ce système impose enfin la nécessité d'avoir recours à un personnel extrajudiciaire et souvent extrapénitentiaire, et à des services d'assistance propres à assurer l'application efficace des mesures envisagées; ce qui signifie que la sanction ne peut se borner au prononcé judiciaire d'une peine au delà de laquelle rien ne serait plus demandé au condamné et rien non plus ne serait prévu pour lui.
    On nous dira sans doute que, de toute manière, la législation, la justice pénale et la société elle-même ne pourront pas se passer d'établissements pénitentiaires ou seront, pendant un certain temps au moins, détenus certains individus. Nous ne songeons pas à le nier; mais, alors que la peine privative de liberté apparaissait, au début du XIXe siècle, comme une sorte de panacée et comme un but en soi, nous pensons qu'il faut comprendre aujourd'hui qu'au delà de lapeine de prison, que l'on devrait chercher le plus possible à éviter, il faut envisager un emploi rationnel d'une privation de liberté qui ne trouve plus en elle-même sa justification et sa fin.

 

 

II. Comment utiliser pour le traitement de la délinquance la privation de liberté?

 

Les doctrines pénales modernes et la doctrine de la défense sociale nouvelle elle-même ne prétendent pas que la peine, en tant qu'institution spécifique, doive — ou puisse — être radicalement supprimée. Elles soutiennent seulement que, de même que certaines contributions pécuniaires peuvent étre imposées à un individu, de méme que certaines restrictions peuvent être apportées à sa liberté d'agir, de se déplacer, ou d'exercer certaines activités, de même encore la privation de sa liberté peut être envisagée, dans certaines conditions, à certaines fins pénales et pénitentiaires. Il faut seulement comprendre que cette privation de liberté doit revêtir, en quelque sorte, un caractère exceptionnel et que, cessant de se justifier en soi comme sanction normale, elle doit étre établie dans une perspective de réaction anticriminelle organisée. Un traitement scientifique de la délinquance, nous l'avons déjà constaté, est par lui-même peu réalisable en milieu carcéral institué à des fins punitives. La privation de liberté-traitement doit donc se situer hors du cadre traditionnel de la « peine deprison ». Dans ces conditions, la privation de liberté ainsi comprise nous parait pouvoir revêtir trois formes essentielles.
    Il est clair, tout d'abord, que de toute manière une législation pénale rationnelle doit permettre l'internement prolongé des individus

 

7—693005. Svensk Juristtidning 1969

 

98 Marc Anceldont le comportement, les activités et la personnalité indiquent suffisamment qu'ils constituent un danger permanent pour l'ordre social. La privation de liberté joue ici un rôle essentiellement préventif, car elle s'applique à ces deux catégories de délinquants que l'on a parfois appelés les « délinquants de défense sociale », les multirécidivistes ou les déficients mentaux. Pour eux, de toute façon, l'emprisonnement de longue durée ou l'emprisonnement curatif ont déjà pris les aspects et le caractère de la mesure de sûreté. Tout le monde est d'accord, cependant, pour penser que cet internement ne doit pas et ne peut pas être automatique ou perpétuel. Il ne peut pas davantage être prononcé ante delictum; et, si les conditions personnelles du sujet entrainent à le maintenir longtemps, ce maintien en détention doit faire l'objet de révisions périodiques confiées à un organisme à la fois compétent et indépendant. Cette première utilisation de la privation de liberté ne parait pas soulever de difficultés sérieuses dans son principe, encore que ses modalités d'application soient assez difficiles à mettre au point dès lors qu'on recherche l'individualisation et l'efficacité réelles.
    Il est certain, en second lieu, que la privation de liberté peut se révéler extrêmement utile pour des individus à qui doit être appliqué un traitement institutionnel de resocialisation. Encore que le termeait, notamment en France, perdu beaucoup de sa vogue ancienne, la prison-école représente à cet égard un effort caractéristique de la première moitié du XXe siècle pour chercher à utiliser la privation de liberté à des fins de formation professionelle et, si possible aussi, de formation morale, et en tout cas de discipline personnelle de certains jeunes délinquants. On doit comprendre, du reste, que des mesures de cette nature peuvent s'appliquer non seulement aux mineurs et aux jeunes adultes, mais aussi à tous les délinquants encore assez jeunes pour être sensibles à des orientations individuelles et sociales. C'est assez dire que nous ne sommes pas ici dans la perspective de la pure rétribution de l'acte délictueux, mais de la formation ou de la resocialisation de la personne et que, nécessairement, cette privation de liberté ne peut produire d'effet sérieux que si elle est maintenue pendant une durée suffisamment longue. C'est dire aussi, par là même, que ce système exclut logiquement les courtes peines de prison; et l'on comprend, à cet égard, le système audacieux adopté par la loi anglaise de 1967, qui décide que toute peine de prison inférieure à six mois doit être assortie du sursis.
    S'ensuit-il cependant que la privation de liberté de courte durée doive être absolument exclue? Il est souhaitable, sans doute, qu'elle le soit sous la forme banale de condamnation à un ou deux mois de

 

Privation de liberté 99prison, qui croit satisfaire une idée abstraite de justice et n'a d'autre effet que de tranquilliser facilement l'opinion publique ou le juge lui-même. La législation pénale récente nous montre des utilisations nouvelles d'une telle privation de liberté prononcée pour un très court laps de temps. C'est ce que l'on a parfois dénommé plaisamment le « week-end pénal » (les arrêts de fin de semaine); le Jugendarrest allemand, l'Attendance Centre ou le Detention Centre anglais ont été appelé à jouer, au moins pendant un certains temps, ce rôle. On a parlé en Angleterre, à ce propos, de sharp short shock : il s'agit avant tout, en effet, d'un choc psychologique qui retire le délinquant, et surtout le jeune délinquant, de son milieu, de ses fréquentations et de ses loisirs pour le soumettre, pendant quelques heures ou quelques jours, à un régime plus foncièrement disciplinaire que proprement pénal. En allant plus loin d'ailleurs, et à l'égard des délinquants qui ne sont plus nécessairement des mineurs ou des jeunes adultes, on peut penser que cette privation de liberté, brutale mais courte, qui ne fait pas perdre au condamné sa situation et ses possibilités de relèvement, peut être utile là où la menace du sursis s'est révélée insuffisante, et là ou il paraît inutile de recourir à des mesures d'assistance comme dans le probation system. Certains individus égocentriques ou indifférents, certains auteurs d'imprudences téméraires, notamment dans les infractions de la route, peuvent être justiciables de cette thérapeutique sociale. Ainsi, et paradoxalement, une place nouvelle serait en quelque sorte reconnue à la courte privation de liberté, au moment même ou l'on entendrait bannir, sous leur forme ancienne, les courtes peines de prison traditionnelles.
    On peut penser, à première vue, que toutes ces choses sont connues. Cependant, lorsque l'on considère la législation pénale contemporaine sur le plan comparatif, on est frappé de constater queles expériences législatives se font la plupart du temps, même à l'heure actuelle, de façon dispersée, et à titre pour ainsi dire expérimental. Ce qui fait défaut, c'est essentiellement une doctrine raisonnée de politique criminelle qui ordonne ces différents éléments autour d'une conception centrale homogène. Il en est en particulier ainsi en ce qui concerne les délinquants que, traditionnellement, on qualifie d'irrécupérables. Nous ne nions pas qu'il existe des individus inamendables, en ce sens qu'à leur égard les divers procédés de resocialisation se révèlent à peu près inefficaces. Nous soutenons cependant que ces irrécupérables sont beaucoup moins nombreux que ne le considère la doctrine hâtive qui, à la fin du siècle dernier, entendaitles reléguer pour la vie dans une détention sans espoir. Nous ne croyons pas être démenti, d'autre part, en affirmant hautement que

 

100 Marc Ancell'emprisonnement de sûreté, imaginé à la méme époque, pour les multirécidivistes prétendus inamendables, s'est pratiquement appliqué, la plupart du temps, à de petits récidivistes multioccasionnels qui ne présentaient pas de véritable danger social, et que l'on écartait, au mépris des exigences d'une véritable justice humaine, de toute possibilité ultérieure de reclassement social. Le problème des récidivistes est certainement à rependre; mais nous croyons précisément quec'est à la lumiére d'une nouvelle conception de l'utilisation sociale de la privation de liberté, d'une étiologie scientifique de la récidive et d'une socio-psychologie de la réinsertion sociale que l'on peut arriver à résoudre ce problème. Nous ne pouvons que l'indiquer en passant.
    Quoi qu'il en soit de ces diverses considérations, nous pensons que, ici encore, une conception raisonnée de l'utilisation des mesures privatives de liberté comporte certaines conséquences qu'il importe, pour terminer, de bien distinguer.
    Tout d'abord, le problème essentiel est, répétons-le, d'utiliser la privation de liberté, non pas comme fin en soi ou comme rétribution légale, mais en tant que mesure institutionnelle pouvant poursuivre des finalités diverses. En second lieu, l'analyse à laquelle nous venons de procéder nous parait démontrer une fois de plus qu'en dehors du domaine de la pure dogmatique juridique ou de l'exposé pédagogique du droit pénal, il est absolument vain de prétendre distinguer la peine de la mesure de sûreté. Au début du siècle, où la mesure de sùreté apparaissait timidement à l'ombre des châtiments traditionnels, la peine avait tendance à absorber, ou tout au moins à dominer la mesure; aujourd'hui, ce serait peut-être la mesure qui aurait tendance à absorber la peine. Mais la réalité enseigne que peine et mesure ne sont que les deux aspects d'une même réaction sociale contre lecrime, et que seul un juridisme obstiné et étroit s'emploie à les distinguer, fût-ce au risque de contrarier l'évolution harmonieuse des institutions pénales.
    Enfin, il est certain que, dans un système raisonné d'utilisation pénologique de la privation de liberté, il est nécessaire de poser clairement des règles nouvelles relatives à l'exécution des sanctions pénales. Ici encore, la législation moderne s'y efforce, même lorsqu'elle n'entend pas consciemment ou délibérément réaliser cette évolution. Sur le plan national, les régimes ou lois d'exécution des peines se multiplient, et ce phénomène d'ordre socio-législatif est beaucoup plus significatif que ne le pensent la plupart de ceux qui l'observent passivement. Sur le plan international, les efforts des Nations Unies, avec notamment la promulgation des Règles minima pour le traitement des

 

Privation de liberté 101détenus, affirmert également la même préoccupation. L'institution du juge d'application des peines, dans beaucoup de systèmes modernes, ou la mise au point d'organismes intervenant au stade de l'exécution nous montrent une fois de plus que les juristes auraient grand tort de renvoyer les problèmes d'application de la sanction à la seule compétence des autorités administratives ou des practiciens du régime pénitentiaire.
    Ce sont ces différents éléments qui nous permettent de penser que nous assistons aujourd'hui à un tournant décisif des conceptions relatives à la peine en général et à la peine privative de liberté en particulier. A cet égard, la législation pénale la plus récente de la Suède constitue un modèle que tous les pays doivent considérer avec une attention particulière. Or, si la Suède a pu ainsi donner au monde moderne des leçons d'humanisme pénitentiaire, c'est grâce à l'action de criminalistes éclairés comme l'a été Karl Schlyter, et comme l'est aujourd'hui encore le professeur Ivar Strahl, auquel nous sommes heureux de rendre spécialement hommage.